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Vie quotidienne

« Hanté par les souvenirs traumatisants de sa déportation à Neuengamme, Pierre Fertil a tenté, par le dessin, de se libérer de l’empreinte douloureuse laissée par son expérience concentrationnaire.

Traduire, sur le papier, les images d’horreur qui peuplent encore ses rêves est pour lui une forme d’exorcisme…….« Pierre Fertil

 

 

  • Le quotidien du camp : à Neuengamme, travailler et mourir

Le camp est un espace coupé du monde, peuplé de milliers d’hommes et de femmes de tous les pays occupés par l’Allemagne nazie.

La gare marque, pour les déportés, l’entrée dans un nouvel univers où les lois habituelles de la civilisation n’ont plus cours : dépouillés de leur passé et de leur identité, ils deviennent un troupeau anonyme, renouvelable, voué à l’extermination. Tout est prévu, méthodiquement, pour que le détenu perde ses repères : travail abrutissant, privation de nourriture, de sommeil, absence de soins… Le but de la SS est d’annihiler chez les déportés toute trace d’humanité.

Le traitement que nous infligeaient les SS était la mise en œuvre d’un plan concerté en haut lieu. Il pouvait comporter des raffinements, des embellissements, des fioritures, dus à l’initiative, aux fantaisies, aux goûts du chef du camp : le sadisme a des nuances. Le dessein général était déterminé. Avant de nous tuer ou de nous faire mourir, il fallait nous avilir.

Louis Martin-Chauffier « L’Homme et la bête », p. 81.

Gallimard, 1947 – Folio n°2791, 1995.

Les SS ont établi une hiérarchie parmi les prisonniers : des condamnés de droit commun (Kapos, Vorarbeiter, chefs de blocks, Stubendienst) ont autorité sur les autres détenus et assurent une discipline brutale sur les chantiers et dans les blocks.

La terreur est permanente. Plusieurs centaines d’exécutions (par pendaison, gazage, injections mortelles, balles) sont perpétrées par les SS et leurs hommes de main.

 

 

 

 

 

La nuit dans le block

« La nuit l’aération est presque nulle et plus de 500 hommes dorment entassés dans une odeur d’urine et de vêtements mouillés. Dans cette cohue de dormeurs, les uns rêvent à voix haute, les autres le disputent. Le sommeil est un des derniers bastions où l’individu peut s’appartenir. On voudrait avant de s’endormir, penser à sa famille, imaginer le retour chez soi. L’obsédante faim dessine des images de pain blanc qui ont parfois une priorité fugitive sur les visages aimés. Ce cinéma interne dure peu, la fatigue endort vite malgré la position incommode, l’entassement infect, les pieds du voisin sous le nez. La lutte contre le repos nocturne est méthodiquement organisée par les SS. Ces moments de délassement relatif sont de courte durée. L’alerte retentit le plus souvent vers minuit et c’est la ruée obligatoire sous les coups de schlague et de planches, vers des caves. »

Louis Maury, Quand la haine élève ses temples, Imp. Gutenberg. Louviers, 1950

Gross Alarm

« Nous étions voisins de Hambourg, que la RAF bombardait presque chaque nuit ; en outre, les avions anglais traversaient le ciel pour s’enfoncer plus loin dans le pays. Chaque fois qu’une escadrille était signalée à quatre vingt kilomètres, la Voralarm retentissait. Toutes les lumières s’éteignaient. Il fallait alors s’habiller dans l’obscurité totale, sans quitter sa paillasse et attendre, avec l’angoisse de ce qui allait suivre et que nous ne connaissions que trop bien. […] Généralement, après ce bref lever de rideau qui nous semblait interminable, la sirène de la gross Alarm déchirait le silence. On se levait en grande hâte, on se ruait dans les caves. Il arrivait souvent que la gross Alarm sifflât sans avertissement. C’était le pire : car nous devions alors nous vêtir précipitamment. Les stubedienst, dans l’obscurité profonde, frappaient en hurlant, au hasard, sur les paillasses où s’attardaient les malhabiles. Il semblait que la nuit accrût leur férocité. »

Louis Martin-ChauffieR, L’Homme et la bête, Gallimard, Paris, 1947

Alertes

« Ce petit bâtiment […] avait des caves aménagées en chambres fortes avec portes en fer et c’est dans ces caves que les travailleurs forcés du grand hall étaient amenés au moment des alertes. Il s’agissait, pour les Allemands, moins de nous mettre à l’abri, ce dont ils se moquaient éperdument, que de nous mettre sous clef afin d’empêcher des évasions, pendant que les posten et les SS se calfeutraient dans les bunkers. »

Emile Janvier, Retour, Imp. Alençonnaise, Alençon, 1952.

Blumenthal kommando de Neuengamme Dessin de Pierre LEFEVRE (Mtl 40031)

Le dimanche aux latrines

« Il est un endroit où nos bourreaux ne viennent pas nous tracasser : les latrines, où nous nous réunissons pour confronter les nouvelles que nous puisons au hasard des Kommandos de travail. Assis sur une vingtaine de trous en bois, régulièrement lavés au chlorure de chaux, côte à côte, nous tenons le « conseil de cabinet ». Cette plaisanterie facile a le don de nous réjouir. Debout, contre nos genoux, d’autres initiés faisant semblant d’attendre leur tour prennent part à la conversation. Par crainte de mouchardage d’un étranger, Français et Belges parlent à haute voix, dans un argot souvent incompréhensible. »

Louis Maury, Quand la haine élève ses temples, Imp. Gutenberg. Louviers, 1950

Organiser

« Le vol était chose si naturelle que le mot n’était jamais employé. Le verbe « organiser » était en revanche très utilisé et traduit en toutes langues. « Organiser » c’était s’approprier quelque chose à son profit, ou à celui de quelque œuvre à laquelle on s’intéressait. […] Une autre expression d’origine française avait été adoptée, surtout par les Russes et les Polonais : « faire comme-ci, comme-ça ». Quand on demandait à l’un d’eux comment il s’était procuré telle chose, il répondait souvent : « Je l’ai eue, comme-ci, comme-ça. »

Marcel PRENANT, Toute une vie à gauche, Encre éditions, Paris, 1980.